mercredi 31 janvier 2018

L'homme qui marchait dans la couleur, essai de Georges Didi-Huberman






Ceci est une fable. Il était, est ou sera-t-il ( toujours ?..) un désert et un homme. une légende comme un élément de tragédie . Une fable, et, comme toute fable ce sera au lecteur qu'il reviendra de faire le choix d'en retirer la morale. 

« Chaque instant de la rencontre avec cette œuvre devrait être reporté scrupuleusement, comme si chaque quart de minute, pour un tel contact, valait pour chaque saison d'une marche de quarante années ».

L'homme marche. Il va à la rencontre. Il semble aller. Aller vers un lieu ? Suit-il une trajectoire ? Un chemin ? Ou simplement son destin ?

Le pense-t-il ? L'imagine- t- il ? Le croit -il ? Le rêve- t- il ?
Il va se livrer et vient se donner à l'évidence apparaissante de la couleur de « l'évidance »…

Un pan, un pan de lumière, un éclat qui appelle le marcheur.
Peut être est-ce là toute l'expérience de l'art. Est ce là l'expérience de l'homme ?
Croit-il se délivrer en allant de la sorte se livrer ?

Ne pas figurer. Non pas représenter, tenter d' incarner.
L'aura, l'éclat, que revêt une absence, celle de l'Absent. Une aura qui l'incarnera. . Dont l'immanence donne à l'homme l'énergie pour marcher. 

Si l'attente est un plaisir comme le soulignait André Breton, l'attente est un désir.

L'homme marche dans le désert. Il continuera de marcher depuis l'instant qu'il nomme la rencontre, , depuis le moment où levant ses yeux sur la montagne, il a vu éclairs nuées , feux et fumées lui parler de l'Absent, qui lui donnèrent une substance en donnant lieu.

Marcher vers la Lumière. Y entrer. Y pénétrer. « L'homme marche dans l'image », en région de dissemblance. ». De l'invisible viendra la vision.
« Un monde étrange de voile, de feux, de lumières et de minéralités précieuses ».
«  échos visuels, taches d'appel ».
Vitrail embrasant le portail de l'esprit.
Un clos ,qui, par une ouverture crée une fulgurance de lumière provoquant un blanc de l'esprit.
Un blanc. « A blank »… Un manque, une mutité.
Une fable où l'homme inlassablement marche, marche ainsi qu'il marchait dans le désert.
«Une couleur vestige » annonce L'imminence de l'éternel.


L' éclat d'or de la Pala d'Oro de la Basilique de San Marco de Venise,



une pluie de couleurs projetée par Fra Angelico sur la fresque de la Madone des Ombres au couvent de San Marco de Florence,




verrière des cinq sœurs de la cathédrale de York…



Lumières, lumière, Lumière .

L'homme marche vers la lumière. La trouver ? La retrouver ? Tenter de la toucher ?
L'homme marche. En cet instant il se prépare à entrer. Il s'approche et veut comprendre.
La lumière fait le tour de la Terre. Le temps passe . L'homme marche. Depuis toujours. Depuis une éternité. 

Les siècles passent. A son tour, Le 20 e siècle met en lumière .

« La lumière est le matériau que j’utilise, la perception le médium, mon travail n’a pas de sujet, la perception est le sujet, il n’y a pas d’image car la pensée associative ne m’intéresse pas. »
— James Turrell.
Le temps passe. «  L'homme ne marche plus dans les églises ». et si comme P. Fedida l'écrivait
«  l'absence est, peut être, l'oeuvre de l'art » ?
L'homme marche. L'homme marche à présent dans une galerie d'art.
« Evidence de l'évidance ». Région de la dissemblance. De « l'inassignable », du « dissemblable ».
Région de dissemblance. « échos visuels, taches d'appel ».
Quels sont nos déserts que vient visiter la lumière ? Une fresque ? Un tableau ?
L'évidence d'une évidence mise en lumière ?
Il n'y a rien derrière l'image et pourtant la pulsion d'un écho appelle le marcheur.
Il n'y aura plus de temps , rien que l'espace d'un instant.
Le temps passe. Il est 1989 à l'horloge du monde.
Paris. Un homme marche. Il est philosophe, historien d'art.
Galerie Froment et Putman. Il est novembre.
L'homme entre dans la galerie. Son nom : Georges Didi-Huberman.

« Echo visuel »… Ici, pas d'autel, pas de madone, pas de vitrail. Et pourtant ce qu'il va le toucher en cet instant c'est la lumière. Une œuvre de lumière .
Il s'en approche au point d'y entrer.
Bien sur l’œuvre est l'expérience d'une perception. Elle doit être vécue.
Alors par cet essai approchons nous, approchons nous et tentons de revivre, ou du mois tentons de comprendre l'expérience de l'instant en nous plaçant aux coté de ce marcheur.
Nous connaissons le marcheur.
Mais avant que nous assistions à l'instant de la rencontre, « l’œuvre »  émettrice doit être présentée. :

« Blood Lust » de James Turrell, artiste dont la plupart des œuvres sont consacrées à la lumière.



« Les installations de Turrell nommées "environnements perceptuels" sont réalisées à partir de lumières naturelles ou artificielles. Son travail produit un décalage entre la perception visuelle et intellectuelle de l’espace. Il sollicite les sens des spectateurs et joue de leur perception, il la bouscule et la trompe. Il pose ainsi les fondements de sa démarche, c'est à dire d'agir sur la perception de l'espace, empêcher une perception passive pour conduire le spectateur au dépassement de soi. La manipulation de la lumière naturelle dans l’architecture est son thème de prédilection. James Turrell intervient dans les espaces architecturaux, et donne dans la plupart de ses œuvres l’illusion d’un tableau monochrome sortant de l’obscurité où le spectateur plonge le regard dans une « couleur-lumière insaisissable ». ( source Art Wiki) (pour découvrir son univers http://jamesturrell.com )
Voilà donc en quelques lignes dressé le portrait de l'artiste.

La lumière est une matière. Elle est matière. Sculptée, projetée, elle dévoile ou recouvre. Elle est mouvement, espace, elle creuse, file, coule, ouvre, drappe, ruisselle, prolonge.
La lumière est matière. Lumière blanche, lumière noire, lumière rouge. Chaque siècle a sa lumière. Giacometti déclarait : « le ciel est bleu par convention mais rouge en réalité »
Giacometti et l'homme qui marche... comment en lisant cet essai ne pas y songer ?
Comment ne pas revoir cette image, celle de l'homme qui marche qui « s’arrache à la glaise de la matérialité du corps pour que l'esprit progresse »…



Chaque siècle a sa lumière . Quelle couleur porte-t-elle ? La lumière, la véritable lumière n'aveugle pas , elle révèle.
La lumière est matière, elle est substance, comme l'homme qui la reçoit, comme l'objet qu'elle éclaire, comme le lieu qui la recèle.
La matière est constituée, elle se manipule et se construit.
Elle délimite, un dehors, un dedans. Elle peut ouvrir ou fermer un espace. C'est là que naissent toutes les fables, les fables des lieux ...à usage des grandes personnes. 

Lust : désir. Blood : sang. 

Ici pas d'autel. Pas d'église, ni de temple. Une galerie.
L'homme marchait dans le désert, il marche dans la ville. 

Pourtant quelque chose va prendre corps, semble vouloir prendre corps devant nous et peut être en nous mêmes, nous qui nous nous sommes placés du côté du marcheur en choisissant de suivre ses lignes.
Nous qui mettons ici nos pas dans les pas du marcheur. « touchez l'image et vous touchez l'homme » ?…

Image lacunaire, écho, dissemblance, recherche, présence d'une absence, reconnaissance, mise en lumière, révélation, quête, connaissance...Savoir.

L'homme marche, il réfléchit devant la dissemblance. 
Il perçoit, au-delà, bien au delà du signe, de l'image, de la figure.
Derrière l'image il n'y a peut être rien, mais en la totalité l'image, c'est à dire en dedans et en dehors de l'image, il y a peut être tout. Malgré tout.
L'intelligence de l'art est-elle de révéler la lumière ? Attendre de l'art est-ce désirer de la lumière ?
Mais revenons vers « Blood Lust »,..et ... marchons.

Marchons vers ce rectangle de lumière rouge, « Couleur -front, couleur poids », contours nets, « une masse colorée, sans ombre , sans nuance. » , « Pan de couleurs qui semble flotter massivement ». Cela apparemment ne ressemble à rien de connu.
L'homme serait-il entrer dans la région de la dissemblance ?
«  une béance, Un chambre béante de lumière rouge ».
« Une chambre à voir, ( viewing chamber) « , chambre voyante ou de voyance ».

L'homme s'approche et perd ses repères visuels, il lui semble n' être ni dedans ni dehors, il est hors de soi et tout à la fois en lui même. Il n'y a plus d'espace de pour sa propre réflexion. 

La lumière n'entre pas par l'ouverture, à l'inverse de la canera obscura ou du sténopé, elle est émise depuis la chambre. L'horizon est absent, la pièce dans laquelle se trouve l'homme disparaît.
Les frontières visuelles semblent abolies. Se présente à l'homme « un illimité ». Une illusion ?
L'homme est entré dans un « petite cathédrale », dont la bâtisseur est l'artiste et où il «  se découvre marchant dans la couleur. ».
Mais ici l'homme sait que « le templum » est vide. Rien n'habite le lieu. Il est désert.
Jeu de ligne, d'ouverture et de clôture, jeu de biseaux et de néons électriques .
« Le Saint des saints est vide ».
« C'est bien connu c'est devant le vide ou plutôt l'évidement qu'on sacralise le vide »...

Il n'y a rien, aucun objet, aucune figure, aucune forme que l'oeil pourrait reconnaître, sur lequel l'oeil pourrait s'accrocher, saisir une réalité qu'il pourrait toucher. .
Rien. Si ce n'est un espace de couleur et la profondeur de la béance créée par l'evidance, la marque de l'évidement.

L'évidence ...de la couleur ...de « l'évidance » lui apparaît.
Un rêve, un espace de rêve.

L'homme est comme en état de rêve, il ne peut rien saisir, il devient objet et sujet à la fois de rêve et du rêve.
Vertige, abîme. La béance est rouge sang, est elle pour autant vide de sens ?
Que nous adresse ici l'artiste, l'auteur de l'oeuvre , quelle est l'adresse de ce lieu où se dirige l'homme qui marche?
L'homme vient marcher dans la couleur, alors continuons à suivre ses pas , Lui qui vient rencontrer l'oeuvre de l'artiste.
La démarche de Turrell est se saisir de lieu public déserté. D'y travailler des espaces visuels, d'expérimenter.
Soit il crée un désert comme dans cette galerie, ou un hôtel, comme il l'a fait durant six ans dans un hôtel désaffecté californien soit il il investit un désert comme celui d'Arizona, où il construit son projet Roden Crater .




Lieu clos. Lieu déserté.
Fermer et provoquer une ouverture.
Soustraire le visible. Un lieu dénué de toute visibilité.

Une fable..., une fable pour réactiver la mémoire d'un rêve, retrouver le lieu , revivre un instant.
La fable d'un lieu.
La fable d'un espace susceptible de « recevoir » toute création, telle la Khôra évoquée par Platon dans Le Timée ?
Ni forme, ni nom, ni visage. Un lieu tel que celui que Fra Angelico a créé et non recréer lorsqu'il a posé ses couleurs dans le clos de la madone des Ombres ?
Une amnésie du lieu, mais l'inscription en nous de la rémanence constante de sa substance… ?
Un lieu qui ouvrirait sur un illimité . Illimité définissant lui même ses limites. Limites, là où se place l'homme, l'homme qui marche.
Si le temps est un mouvement, l'homme marche dans la couleur de son temps.
Temps fini ou infini. Temps limité ou illimité.
Un éternité lumineuse de possibilité s'offre devant nous.
Je me souviens d'une définition mathématique : « Une fonction f tend vers l'infini quand x tend vers l'infini si et seulement si, en prenant x suffisamment grand, on peut rendre f(x) aussi grand que l’on veut. »..mais « Que nul n'entre s'il n'est géomètre » nous déclarait Platon. Je ne m'aventurerai pas donc pas plus loin. Je me tiendrai donc à la limite du raisonnable...

L'homme marche et, à la limite de l'illimité.
L'artiste par une expérience borderline en un lieu construit, en un temps donné, tente de lui faire toucher l'impalpable, l'indéfinissable, le dissemblable.
Ce que je vois est ce que je sens être. Mais ce que je sens être est ce une réalité palpable ?
Suis au bord du rêve ou au bord de la réalité ? Quel temps traverse le lieu ? Est ce le jour ? Est ce la nuit ? Est ce un entre deux ?
L'homme marche sur le terre . Il est entre le ciel et la terre. Il est à cet entre deux.
Si le marcheur est un homme éveillé, regardant au delà de la limite, au-delà de soi quel autre illimité s'ouvre t il devant lui , sinon le ciel ?




Une chambre de voyance. Un oculus. Un ciel qui peut être bleu mais qui peut revêtir d'autres couleurs comme l'avait écrit Aristote dans son traite «  Du ciel ».
Un ciel rouge, une terre bleue..L'homme marche sur la terre et sent des ailes le pousser vers le ciel.

Painted désert. Arizona. C'est là que James Turrel poursuit ses experiences. Sur la terre des Hopis.
 Symbole Hopi


Dans le coeur même de cette terre. Là où à perte de vue l'horizon se dessine.
Là « où les indiens Hopi ont, pendant des siècles, scruté le même horizon à partir de point fixes pour faire de sa ligne accidentée par la découpe des montagnes l'échelle d'un véritable calendrier astronomique. »
Roden Crater . « Un cratère de volcan éteint, que James Turrel a découvert en 1974 en survolant la région à bord de son avion. Il y a depuis ouvert un observatoire, vaste "work in progress", site d'exception d’où il est possible de percevoir des phénomènes célestes depuis des points prévus à cet effet. La lumière, toujours. Étroitement liée à la fascination de l’espace. » ( Stéphane Renault pour l'exposition du Grand Palais -2013). 





Architecture, espace, lieu, horizon, terre, ciel, ligne, angle, cadre, œil, ...œil de l'homme, regard du volcan. L'un verse et l'autre se déverse. En un lieu précis en un temps précis.
L'homme, l'enfant, l'homme, le désert et le rêve.
«  James Turrel est est un géomètre en quête du lieu comme phénomène ».

Fable du lieu, phénémologie de l'instant…
Je ne sais quelle morale je peux tirer de cette fable. Mais ce voyage dans l'espace mental de l'oeuvre de Turrel que Georges Didid Huberman nous adresse est un moment merveilleux de lecture. Philosophie, poésie, géométrie, géographie, mnémographie de l'espace.
Le soleil fait le tour de la Terre. Il est à présent la nuit. L'homme s’arrête. Il s'endort, derrière ses paupières closes ,l'horizon d'un rêve peu à peu se dessine...
« Il arrive souvent, à la lisière du sommeil, que s'impose à moi l'image très vague d'un désert : ce sont des dunes ramassées, allant s'aplanissant, fluides et lourdes pourtant. Et ce n'est rien d'autres que mon corps qui s'alourdit de s'endormir. L'image n'est pas fixe, les dunes lentement se meuvent, transformées par le vent. Et ce n'est rien d'autre que la marche alentie dans ma respiration ».
    « HAD I the heavens' embroidered cloths,
    Enwrought with the golden and silver light,
    The blue and the dim and the dark cloths
    Of night and light and half-light,
    I would spread the cloths under your feet
    But I, being poor, have only my dreams;
    I have spread my dreams beneath your feet;
    Tread softly because you tread on my dreams... »
    William Butler Yeats, He Wishes for the Cloths of Heaven
    L'esprit dans la couleur et les semelles..devant. 

Astrid Shriqui Garain- 01 2018

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